LA GRAVITÉ COMME MORALE CONSTRUCTIVE

Entretien avec deux architectes chercheurs publié dans le livre « Les architectes et la construction » aux Éditions Techniques & Architecture en janvier 1994. Nous publierons leurs noms lorsqu'ils nous en donneront l'autorisation.

Les titres ont été rajoutés pour le blog

(Les notes de fin ont été rédigées par Ciriani en 2015 pour améliorer la lecture du texte)

Il y a une morale constructive. Davantage que la vérité, c’est la gravité qui me semble être une notion importante. Représentée d’une manière ou d’une autre, même contredite, même affirmée ou niée, la gravité est une manière d’être par rapport à la technique. En même temps, je dirais que c’est le seul point de contact entre la construction et l’architecture. S’il n’y avait pas la gravité, on ne pourrait pas faire la différence entre l’architecture et la construction. La gravité, c’est le fait que lorsque vous lâchez votre crayon, il tombe par terre. Quand on parle de vérité constructive, c’est plutôt par rapport à la question de l’ornement, celle de la décoration qu’on se positionne. Le drame c’est que l’architecture est réduite à une pure création. Aujourd’hui par exemple, on est en plein high-tech, mais il y a peu de recherche au sujet de la perfection technique.

Les signes ne sont pas la vérité. Voyez les cordages qui semblent ficeler le vide de l’Arche de la Défense. Vérité constructive ou pas, quand vous laissez tomber un mouchoir – c’est grosso modo l’image du nuage – et que vous mettez autant de technologie pour retenir ce faible poids, c’est qu’il y a un problème. On est dans un système où la représentation de la technique est plus importante que la technique elle-même, et où la technique est plus importante que le bâtiment qu’elle est censé servir.

Ce qui est grave, c’est que les modèles changent très vite et qu’ils n’ont pas le temps d’être améliorés, techniquement parlant. Le même maire qui faisait son hôtel de ville en murs porteurs fait maintenant son gymnase en métal et en carrelages. Je décèle dans l’engouement pour l’architecture métallique une espèce de satisfaction des commanditaires français, qui se disent que les architectes français font enfin comme les Japonais. Ce qui m’a toujours déplu personnellement dans le métal, c’est la manière dont il prend la poussière. Le métal poussiéreux est toujours moins beau que la pierre poussiéreuse.


Considérons la gravité. La gravité, c’est ce qui confond et en même temps sépare l’architecture de la construction. La gravité permet de traduire toute analyse structurelle d’un édifice en un principe que l’on peut assimiler globalement à la descente de charges. La pensée de l’ingénieur peut se résumer à : « comment amener le plus directement possible et avec le plus d’assurance possible le poids vers le sol ». L’architecture a été inventée le jour où on a cherché à soulever ce poids. Quand vous voyez une colonne ou un poteau, un ingénieur voit les charges descendre alors que nous, nous voyons le linteau, le toit ou le fronton qu’on a soulevés. Le problème, c’est que, quand on est un mauvais architecte, on substitue la technologie à l’architecture. Brunelleschi est plus connu pour la double coupole de Florence que pour avoir inventé la lumière moderne, à Santo Spirito. Le danger consiste à attribuer une valeur à la technique pour ne pas être dans l’obligation de la connaître. Quand Richard Neutra fait sa Glass House en 1929, où la totalité de la façade est portée par des menuiseries en acier, il est dans l’obligation de devenir à la fois entreprise, client et constructeur.

L’architecture existe parce que monter un centimètre est plus difficile que de l’étaler horizontalement. Le problème est de le mettre debout : c’est quand il s’est dressé que l’animal est devenu un homme. L’architecture consiste aussi à manipuler les symboles. Pourtant, elle ne peut pas suivre les modèles de pensée des Arts Plastiques ; la peinture conceptuelle, par exemple, n’a pas son équivalent en architecture.

Les références techniques d’un architecte peuvent être très étranges, Comparez chez Le Corbusier les pilotis de la Villa Savoye et ceux de Marseille, le pilotis du protestant suisse et celui de l’amoureux des femmes. À Marseille (il a déjà rencontré Joséphine Baker), on a un pilotis empreint de sensualité.

Culture et travail

Je me plais à dire qu’en architecture, le talent n’existe pas : il n’y a que la culture et le travail. Considérez, par exemple, qu’il y ait dix manières de franchir un pont ; il y a des gens qui n’en connaissent même pas deux mais qui veulent en inventer une onzième. L’absence de culture est le mal du siècle.

On est en train de rechercher une image dynamique pour une société immobile. La technique, avec sa neutralité extrême, apparait comme une bonne ressource. La manière dont j’intègre la technique n’est pas conflictuelle, parce que pour moi, la technique est au service d’une volonté architecturale et ne la précède jamais. La meilleure technique est celle qui ne se montre pas. C’est comme la bicyclette quand elle devient vélo.
 
Les architectes, en France, ont souvent des complexes par rapport à la construction ; ce n’est pas mon cas. Je me rappelle l’un de mes professeurs, un ancien du Bauhaus, qui expliquait la construction d’une manière magnifique à partir d’une simple feuille de papier qu’il pliait et dépliait. Dans un sens elle tombait, dans l’autre elle tenait. Je pense que pour enseigner la construction, il faut des gens qui aient le sens des matériaux. En France, très souvent dans les écoles d’architecture, les professeurs de construction sont trop spécialisés. Celui qui enseigne le métal n’enseigne pas le béton, cela produit un enseignement en corps d’état séparés.


Parlons détails 

Je pense que le meilleur détail est celui qui ne se voit pas. D’ailleurs, nous faisons énormément de détails pour ne pas en voir. Le détail est souvent un défaut, un « chameau » décoré ; ainsi, Le Corbusier a inventé l’esthétique du béton brut pour cacher les malfaçons. Récemment, le développement de la photographie a fait apparaître le détail comme un élément très important de l’architecture. La photo réclame des détails et les crée même quand ils n’existent pas. Ensuite, ils sont recopiés par d’autres en dehors de leur contexte.


D’une certaine manière je pense que l’architecture, au niveau de ses racines profondes, cherche à reproduire les parois du ventre de la mère. Je crois à une volonté première chez l’architecte qui consiste à vouloir produire une sphère, un espace sphérique. En continuant sur cette voie, vous conviendrez avec moi que les plafonds et les murs devraient se ressembler. Donc, je ne veux pas faire de leur articulation l’objet de mon travail. L’expression de la rencontre des corps de métiers ne fait pas partie de mes préoccupations. Je crois même qu’il faut faire énormément de détails pour donner l’impression que les surfaces sont continues. Le problème c’est que le détail coûte cher. Tout le monde sait qu’au « less is more » de Mies van der Rohe… correspond un « less costs more »

La première fois que j’ai vu du Scarpa, sans le savoir, je me suis retrouvé dans un musée à regarder sur quoi était posé le tableau, quel était le détail sur le mur, mais pas du tout le tableau. C’est magique, mais ce n’est pas très architectural. Quand on est architecte, on ne peut pas substituer le détail à la chose. Scarpa est le plus magnifique designer qui ait jamais existé et aussi le plus grand comme tailleur de pierres, coffreur de béton, poseur de mosaïques. Ses dons artistiques sont très développés mais ses capacités spatiales me paraissent faibles.

Quand je dis que le détail doit être invisible, en fait, il est là. Vous le voyez, mais il n’est pas en train de dire « regardez-moi, je suis un boulon », comme souvent aujourd’hui. En outre, je ne suis pas sensible à l’influence japonaise, l’influence « papier cadeau » qui produit des objets où il n’y a rien à l’intérieur (1) et où tout est dans la manière dont on ficelle le paquet. On contemple les détails d’une façade, puis on traverse un vide totalement dépourvu d’émotion et on passe à l’autre paroi, où là encore, il n’y a plus que des détails.


Il me semble que le détail est devenu une préoccupation des architectes depuis qu’ils mettent en œuvre une très grande diversité de matériaux avec des durées de vie différentes. Je suis, quant à moi, de plus en plus préoccupé par la tenue dans le temps de mes bâtiments. Par exemple, au début, je mettais les carrelages en façade ; maintenant, je ne les mets que sur les surfaces horizontales des façades, et on ne les voit plus. Ils sont là parce que c’est la tête de mur qui pose le plus de problèmes car il faut la protéger. Les salissures se déposent moins sur le carrelage et l’eau qui coule sur la façade est ainsi moins sale. Les détails de maçonnerie ne sont pas les mêmes que pour le métal. Il y a une volonté stylistique chez les architectes qui travaillent le métal. On rigidifie, par exemple, une tôle en la pliant et en plus on fait un décor. Il y a des gens qui n’utilisent pas ces possibilités mais qui travaillent uniquement avec des cornières. Jean Prouvé savait que le pliage était la force, la capacité du métal ; il pouvait lui faire des trous, lui enlever de la matière. Quand vous voyez un bâtiment de Prouvé, on a l’impression qu’il n’y a pas de structure. Les gens qui revendiquent Prouvé, les Anglais, mettent dix fois plus de matière que lui, et ils ne plient pas le métal, et font comme si c’était du fer forgé… Ils attribuent des valeurs à l’assemblage, mais c’est purement stylistique, c’est de l’esthétisme.

Dans les voiliers, je vois des détails qui sont beaucoup plus sophistiqués que ceux des lanterneaux du Louvre, par exemple. Vous avez déjà vu des bateaux où on vous montre les détails ? C’est impossible à photographier, parce que le détail ne commence nulle part et continue partout.

Technique ou architecture

Ma tendance au départ, c’est de produire le moins de prouesse technique possible, même si j’ai à franchir 200 mètres. Je pense qu’il ne faut pas dépenser de l’argent pour mettre en scène la technique, Je n’aurais jamais su faire la portée de 50 mètres de Beaubourg et personne n’a d’ailleurs vraiment apprécié le fait qu’il n’y ait pas de poteaux à l’intérieur de ce bâtiment. La prouesse technique, ce sont plutôt les poutres de l’école d’architecture de Mies van der Rohe. Elles sont surdimensionnées bien sûr, mais comme elles sont justes, on n’as pas à se poser la question de savoir si elles sont structurellement utiles ou non. On a alors une correspondance exacte entre la représentation de la technique et la nécessité architecturale.

Le design de la Super 5 (Renault) est d’une très grande modernité car il est adapté au mode de production des voitures du futur. Alors que la 205 (Peugeot) est le témoin d’une ancienne manière de faire, la Super 5 donne l’impression qu’elle peut être fabriquée par morceaux et qu’on peut les échanger. Le progrès de la fabrication des voitures crée en même temps une esthétique et une utilité, Dans la Super 5, il y a énormément de détails qui ont été éliminés parce qu’ils étaient univoques. Un détail doit avoir plusieurs fonctions.

Ce que j’ai pu voir comme progrès techniques dans le bâtiment se situe surtout dans le domaine de la miniaturisation. On a maintenant en tout petit tout ce qu’on avait en gros, depuis la pieuvre électrique jusqu’au profil des fenêtres. Dans le domaine de la miniature et du mobile, j’attends d’avoir des éléments qui peuvent se remplacer, des choses qui bougent. J’attends le « sticker » japonais que l’on mettra sur une fenêtre et qui chauffera la pièce. On va bientôt avoir la possibilité de décider du type de lumière que l’on veut. La manière dont le soleil traditionnellement éclairait une pièce n’est plus un critère important. On pourra mettre le sud au nord ! On va changer la structure du verre lui-même, il ne va plus filtrer que certains rayons et leur donner une certaine inclinaison qui fera qu’on pourra les distribuer à sa guise ! On pourra décider des lumières d’automne, de printemps…

Cela dit, pour moi qui suis né en architecture dans les années 50, le progrès signifie d’abord un progrès social, et la notion de technique qui lui a toujours été attachée en est une partie intégrante. Dans ce domaine, il y a eu aussi des progrès mais je trouve les logement encore beaucoup trop figés dans leur forme.


Le problème aujourd’hui est que les entreprises ne veulent pas construire, elles veulent juste gagner de l’argent. Si j’enlève quelque chose à mon projet, elles réduisent à peine leur coût, et si je rajoute quelque chose, elles font payer beaucoup plus cher. On est dans cette situation parce que de nombreuses entreprises sont dans les mains de banquiers et des compagnies d’assurances. Les gens qui décident ne sont pas les gens du métier. Dès que j’ai un chantier qui marche, et que je commence à bien construire, on me change le chef de chantier parce que son entreprise s’aperçoit qu’il commence à passer ses dimanches à fignoler, qu’il demande à trois ouvriers de rester un peu plus tard et qu’il aide lui-même à coffrer.

Je travaille dans d’autres pays de la Communauté et je vois ce qu’il en est du « mal français ». Regardez Botta, qui a l’habitude de très bien construire en Suisse et dont les bâtiments en France sont moins bien réalisés. Ce qui est fantastique en France c’est qu’on construit beaucoup, mais en contrepartie on construit mal car on ne met pas le prix qu’il faut.

J’utilise énormément les produits de l’industrie. Mon idéal est de construire des bâtiments en maçonnerie, de préférence en béton, puis de mettre en œuvre de manière très sophistiquée le métal, le verre, les produits les plus évolués de la technologie. Je pense qu’il y a des « permanences »différentes dans un immeuble ; c’est-à-dire qu’il y a des parties du bâtiment qui sont plus « permanentes » que d’autres, comme la structure par exemple.

Dans le domaine du logement social où le budget est très serré, l’idéal serait d’utiliser 55% du budget pour la maçonnerie et le reste en second œuvre. Les parties maçonnées assurent la permanence majeure, la plus durable. Pour la structure, je me tiens au plan libre car je crois réellement que personne ne sait aujourd’hui faire un programme, et je voudrais que les gens puissent modifier le bâtiment plus tard. J’essaie donc d’utiliser une structure avec des poteaux rectangulaires ou carrés (2), les gens les utilisent comme guides pour mettre des murs et on ne peut plus rien changer ensuite. L’étanchéité extérieure se situe à un deuxième degré de permanence. Ensuite, quand on a choisi la structure et l’enduit, il faut décider des différentes durabilités des parties du bâtiment. La gaine technique est un élément que l’on peut difficilement modifier après coup alors que l’on peut changer les câbles qui sont à l’intérieur. L’idéal serait de pouvoir desservir un plateau par des gaines transformables au fur et à mesure que la technologie avance. Sur ces sujets je suis très fonctionnaliste. Je pense que la pensée « kahnienne » de l’espace servant/servi est applicable aux fluides.

Ces expérimentations sont surtout source de financements complémentaires, ce qui est bien appréciable. Pour mon premier bâtiment à la Noiseraie, il manquait 25 millions. J’ai finalement obtenu une aide car je proposais un espace public, mais tout ce qui était performant dans le bâtiment ne représentait pas à leurs yeux un progrès technique. Pour moi, la performance consistait à utiliser une trame unique, des coffrages glissants, à construire des chapes flottantes, des vrais fenêtres. J’avais inventé beaucoup de détails comme les « petites plinthes ». J’avais une chape flottante qui m’avait fait perdre 8 cm de hauteur sous plafond, En découpant la plinthe dans le sens de la longueur, en soulignant certaines arêtes verticales avec la longueur récupérée, on réajustait visuellement les proportions des pièces.
D’une manière générale, les incitations de l’Etat ont souvent un effet pervers. J’ai dû, par exemple, abandonner la cloison en plâtre qui donne du poids, de la densité, de l’inertie, à un immeuble, parce que cette cloison ne donne pas le label acoustique qu’obtient la cloison en carton-plâtre, Ce qui me plait, c’est la sonorité du plâtre. Vous rentrez, vous dites « bonjour » ! Il y a un petit bonjour resté dans le plâtre qui renvoie un écho sympathique.

Le bâtiment est déjà très industrialisé, il n’y a qu’à voir un bâtiment de Bofill. L’industrialisation lourde du bâtiment est faite par l’addition de modules dont la combinaison n’amène pas forcément la qualité. à moins de travailler sur une esthétique de l’inachevé comme Richard Rogers à la Lloyd, qui fait comme si le bâtiment était en train de se construire. Je n’aime pas beaucoup le béton préfabriqué, bien que ce soit le seul moyen de faire des murs droits en ce moment. Lorsque j’utilise des panneaux, je coule les ancrages, je ne les boulonne pas. Les poteaux cylindriques sont compliqués à coffrer car on ne sait pas où placer le joint. On aimerait pouvoir les pré-fabriquer. Sur mes chantiers, la moitié de mes poteaux sont coffrés dans des tubes en Eternit, en coffrages perdus.

Le travail architectural, c’est la mise en ordre de la forme et non la mise en ordre de la technique. Il faudrait que les éléments industrialisés se combinent entre eux comme dans le mobilier Ikea ou Habitat où l’addition des modules aboutit à des solutions satisfaisantes.
L’industrialisation du bâtiment a aussi des effets nocifs. Quand l’entreprise Buchtal impose 8 mm entre chaque carreau, on ne retrouve plus la matière choisie, l’émail blanc, mais une trame en ciment de 8 mm. L’hôpital de Riboulet est beau vu de loin, mais quand on s’approche, on ne voit plus que du Buchtal. On peut dire la même chose des fenêtres Schüco. Il y a d’un côté les bâtiments Schüco-Buchtal, et les autres ! Cela constitue un véritable style.

Sur les matériaux préférés

Je pense que cela dépend des matériaux. Je ne travaille pas, pour des raisons de principe, avec la brique ou le parpaing car il n’y a pas assez d’éléments de raccords. L’industrie s’adapte à notre demande. Aujourd’hui, on trouve davantage de produits en aluminium que dans les années 60. Quand j’ai commencé à travailler en France, on dessinait nous-mêmes les éléments de façades qui étaient réalisés en atelier. Regardez une façade des années 60, regardez Orly, la tour Nobel, c’est très raffiné, tout est inventé. Je n’aime pas utiliser le verre collé car cela va à l’encontre de la vérité constructive. On met des lunettes de soleil pour ne pas faire voir qu’on a un œil au beurre noir. Mettre du verre devant du béton, cela le protège, lui donne une finition, une unité d’ensemble, mais que le même verre soit à la fois devant du vide et devant du plein cela me paraît gênant.
Quand on va à Batimat, on s’ennuie à regarder les vérandas en kit et les cheminées pré-fabriquées. Je crois qu’il serait plus profitable pour faire progresser le bâtiment, de créer une structure d’exposition permanente où on verrait se confronter les technologies, comme cela existe en Hollande. Il faudrait avoir un Batimat permanent. Les usines s’inscriraient et exposeraient leurs produits. Les professeurs de construction pourraient y amener leurs étudiants, comme dans un musée.

Les ingénieurs qui travaillent avec moi sont presque tous architectes.
On manque d’ingénieurs comme Bodiansky, Morandi, Nervi. Les grands ingénieurs ont disparu car ils n’avaient plus de projets intéressants à faire. On les emploie à des choses qui n’en valent pas la peine. Pour faire un gymnase, on fait une boîte à chaussures couverte avec un treillis, c’est ce que j’appelle un bâtiment bicyclette. Il a l’allure d’un objet technique et la prouesse n’est qu’illusion. Un ingénieur aurait pu faire, par exemple, une couverture avec des portiques renversés.

Une équipe qui travaille

Je fais partie des architectes qui veulent faire de chaque projet un projet important, qui ne soit pas la répétition du précédent, mais son amélioration. Cela suppose certains sacrifices. Il faut travailler beaucoup. L’équipe ne doit pas dépasser sept ou huit personnes pour que l’on puisse bien se connaître et suivre un nombre relativement réduit de projets. Nos rapports ne sont pas ceux de patron-employés, ce sont des rapports chef d’atelier-atelier. L’ambiance est très amicale, heureusement car ils pourraient gagner ailleurs trois fois ce qu’ils gagnent ici.
Le système est le suivant : il y a pour chaque projet une personne responsable. Si c’est un concours, et que l’on gagne, elle suit le projet. Parfois l’étude ne sort pas tout de suite et je me retrouve avec un chantier dont l’initiateur est parti. Sinon, tout le monde prépare le café, achète des crayons, passe l’aspirateur, fait un bout de maquette, va au chantier.

C’est un processus linéaire. Quand je dessine, j’ai déjà réfléchi. Je fais de l’enseignement, je fais de la théorie, j’écris. J’ai rationalisé la production des dessins par l’utilisation d’un nombre réduit de formats de papier. On travaille en format A3 (30 cm x 42 cm) le plus longtemps possible parce que cela se range très bien dans des albums et cela circule facilement. Les cahiers de détails sont en format A3. Ce sont souvent des axonométries non cotées avec une trame qui permet de connaître l’échelle ; on met le moins de cotes possibles. Apprendre à mettre des cotes est un exercice intellectuel très important ; mettre moins de cotes signifie que l’on a été intelligent par rapport au dessin lui-même. Après, on essaie de dessiner le plus longtemps possible en format A2 (42 cm x 60 cm) sur des feuilles dont le cartouche est pré-imprimé pour gagner du temps.

On reçoit des fabricants, on trie immédiatement, on jette, on transforme. Il n’y a même pas de bibliothèque, ce qui nous forcerait à passer à une échelle supérieure, à avoir une documentaliste. On demande aux représentants d’arriver avec leurs produits, on leur propose telle ou telle modification et ils adaptent dans la mesure du possible leur technologie à nos dessins. Le dialogue existe, l’important c’est de savoir ce que l’on veut. L’émalith bleu du Musée d’Arles a été mis au point avec Saint-Gobain ; ils m’ont fait le bleu que je voulais. Il n’y a pas de problème sauf qu’il faut y passer du temps. Ainsi, Rem Koolhaas a obtenu d’une entreprise qu’elle lui fasse des pavés de verre avec une lame de papier à l’intérieur parce qu’il voulait un effet de neige.
On aimerait pouvoir construire toujours avec les mêmes entreprises, acheter les mêmes matériaux et discuter avec les mêmes ingénieurs. Mais quand le client nous demande d’utiliser certains produits, nous sommes souvent obligés d’accepter, alors que nous aimerions nous appuyer sur nos connaissances afin de limiter les risques que l’on prend à chaque projet.

Cela se passe à tout moment du projet. On a fait venir ici l’entrepreneur qui a réalisé le sol en ciment ciré de la Tourette pour Le Corbusier, parce que je voulais le refaire au musée de Péronne. Il nous a expliqué comment faire, on a rédigé l’appel d’offres avec ce qu’il nous avait indiqué.

Je pense qu’il y a de très bonnes entreprises en France. Même Peï considère que le Louvre est mieux construit que le musée de Washington pour les parties comparables. Le béton qu’il a fait faire est fantastique mais il a fallu le payer. En fait, il existe un immense capital, un potentiel formidable de techniques, de matériaux, de savoir-faire et de mise en œuvre, mais qui trouve rarement le lieu de son expression. On ne devrait pas remporter un appel d’offres pour le prix mais pour la qualité que l’on propose.

Je ne donne pas aux murs la responsabilité de porter le bâtiment (3), par principe, même s'ils constituent une bonne étanchéité phonique entre les logements. Mon partie, c’est d’abord la structure. Il est vrai que je suis totalement obsédé par l’image que cela peut donner. Je pense d’abord au béton, même si, pour faire du capotage, le métal peut convenir. Je veux encore que les plans horizontaux et verticaux aient la même matière. Ce qui apparaît comme un mur n’est pas un mur mais un morceau de plafond vertical, comme dans le Centre de la Petite Enfance à Torcy. L’œil ne s’arrête pas, la forme du bâtiment ne s’arrête pas. Cela permet une très grande liberté intérieure. Au sein de cette orthogonalité, il y a une espèce de grand mouvement continu des parois et de l’architecture elle-même.
Dans le bâtiment de Torcy, je réalise ma philosophie de l’architecture. J’essaie de clore avec des espaces ouverts. Je ne supporte pas l’enfermement. Avec des bâtiments comme celui-là, je commence à être en adéquation avec ce que je pense véritablement. Ce que je peux construire c’est une manière de penser. Il y a toujours des passages et toujours de la lumière ; il faut que l’architecture incarne l’activité future. Elle est là, non pour enfermer, mais pour honorer, pour dire cela d’une manière plus solennelle.
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NOTES 
(1) lorsque le cadeau a l’intérieur ne correspond pas à l'attente qu'avait créée le paquet cadeau.  
(2) lire « J'essaie donc de ne pas utiliser une structure avec des poteaux rectangulaires ou carrés »
(3)lire « Je ne donne pas aux murs uniquement la responsabilité de porter le bâtiment »