ARCHITECTURE PUBLIQUE



Art de la permanence, l’architecture incarne l’État à travers la matérialisation de ses valeurs…
Quelles parties de l’édifice assurent la permanence ?
Quels espaces en seront rendus flexibles à l’évolution de leurs fonctions ?


Dilater

La responsabilité première de l’architecte consiste à réussir à dilater l’espace. C’est une mission concrète ayant une influence directe sur la matérialité objet de son travail et dont l’enjeu primordial nous semble être la mise en valeur des opacités et des transparences par un dosage pertinent de la lumière.

Ce concept de dilatation, spatial et concret, peut également être compris au sens spirituel ; il prend alors l’aura abstrait des valeurs sémantiquement profondes qui confèrent un statut, telles qu’ouvrir, épanouir, développer ; l’architecture devenant ainsi une qualification positive de l’environnement construit par l’homme.



Définir

Alors que l’on assiste aujourd’hui à un engouement évident des décideurs publics pour l’architecture, il convient, pour les architectes, d’y répondre en développant les potentialités de cette situation. Premièrement, il nous semble important de cerner, même brièvement, la discipline architecturale, parce que l’architecture est parcourue de dualités qui rendent une définition commune difficile à obtenir. Relevant    à  la  fois    de  l’abri  et  du  lieu

signifiant, de la technique et de l’art, de l’usage et de l’émotion, l’architecture possède cependant des traits pertinents qui la distinguent des autres disciplines qui concourent avec elle à l’acte de bâtir. La Renaissance en offrait une définition dont la justesse nous frappe encore : méditation de l’usage. Nous pourrions ajouter que l’architecture, art de la permanence, est inséparable de l’idée d’amélioration de l’environnement humain et son objectif est d’émouvoir.


Transcender

L’architecture fut inventée pour élever, distinguer ou honorer le passage de l’homme sur terre. Il est donc évident que cette discipline est capable de qualifier des constructions pour qu’elles représentent aussi des valeurs d’une société. Elle incarne l’État à travers la matérialisation de ses institutions.
L’architecture est une affaire sérieuse
Pour satisfaire les exigences humaines sans se contenter de répondre aux besoins exprimés, le travail d’architecture doit procéder d’une réflexion préalable dans laquelle il puise le sens nécessaire à sa validité.

Ainsi, nous pensons que, outre la connaissance, le savoir disciplinaire et la culture, l’architecte doit posséder une morale, une attitude ou des valeurs qui le situent dans la société où il vit.
Le danger qui le guette, lorsqu’il est confronté à la demande publique, c’est de vouloir reproduire des attitudes soit commerciales, soit médiatiques, où la concurrence ou la recherche du « scoop », forcent à la recherche constante de nouveauté ou de l’arbitraire qui frappe fort, attitudes qui vont à l’encontre des résultats de la discipline, une haute performance sociale et la permanence de l’œuvre.


Aujourd’hui

Nous sommes à présent confrontés à une situation culturelle qui rend le travail sur l’architecture publique plus difficile. La perception de valeurs se trouve « brouillée » par une tendance dominante de refus des critères intemporels du bien, du vrai, du beau. Nous vivons un monde où la frontière entre la culture et le divertissement, voire le spectacle, s’est estompée, où l’on confond, aussi bien la technologie que le changement, avec le progrès. Or, l’État a besoin d’une certaine stabilité des valeurs pour que celles-

ci puissent être transcendées en architecture signifiante.
Si l’immobilisme pouvait devenir porteur d’évolution positive, nous serions en droit de rester inactifs. Mais le risque est grand de voir l’évolution aggraver la situation : il n’est pas possible d’attendre que le brouillard idéologique se dissipe pour assumer notre responsabilité, chacun dans sa spécificité. Il faut réfléchir aux programmes tels qu’ils sont, vont devenir, ou devraient être, et il faut réfléchir aux édifices eux-mêmes.


Programmer

Parce que toutes les parties d’un édifice ne relèvent pas de la même importance, voire d’une pérennité unique… parce que, dans l’acte de construire la technique n’a plus d’obstacle majeur à négocier, il est nécessaire de soumettre tout nouveau programme d’édifice public au test de la permanence/obsolescence. Ce test permet de déceler quelles sont les parties d’un équipement qui détiennent la clef de son identité, là où la permanence doit être assurée. Et les distinguer des parties de programme qui peuvent être rendues obsolètes par un usage en constante évolution. Les termes de « typique » et « a-typique » ont été trouvés pour distinguer ces deux situations spatiales dans un édifice.
Le « typique » et « l’a-typique » cohabitent dans tout programme d’équipement. Constatons au départ qu’un programme possède des espaces dont la qualification spatiale est très particulière à son usage : la forme est souvent la réponse à

la fonction qui s’y déroule. Ce sont les espaces propres du type de programme, d’où l’appellation de « typique ». À long terme, ces espaces pourraient devenir obsolètes. Ils devraient être conçus en ce sens, de sorte que leur démolition éventuelle épargne les zones permanentes de l’édifice. A l’opposé, nous trouvons des espaces où la configuration volumétrique peut, sans heurter l’usage, procéder à l’accommodation individuelle : la fonction suit la forme. Il s’agit de l’« a-typique ». Ces espaces sont voués à une plus grande permanence, puisque véritablement polyvalents. Ils sont, de droit, prioritaires dans le rapport de l’édifice à la ville. Il est aisé de voir comment, suivant le programme, la part de l’un ou de l’autre peut se voir élargie ou réduite. Une réflexion menée sous ces termes permettrait d’aboutir à des immeubles véritablement flexibles sans pour autant négliger le visible dont on fait les villes.


Demain

Ces quelques idées nous permet-traient d’aborder le nécessaire travail préalable, un travail collectif où l’on pourrait élucider progressivement, et intégrer, l’évolution tant de la technique que des valeurs pour que l’on puisse retrouver dans le travail d’architecture

la dignité qui doit le caractériser. Il en résulterait une architecture qui porte en elle autant les qualités de permanence qui la représentent et représentent les institutions qu’elle incarne, que la capacité d’intégrer les nécessaires évolutions d’une société en devenir.



Ce texte fut publié dans le numéro 155 de la revue ADMINISTRATION, d’avril-juin 1992, revue d’étude et d’information publiée par l’Association du corps préfectoral et des hauts fonctionnaires du Ministère de l’Intérieur. Le titre du numéro était L’ÉTAT PROPRIÉTAIRE IMMOBILIER Dépôt légal : mai 1992 – no 16049

FAIRE LA LUMIÈRE

 
Historial de la Grande Guerre, Péronne, salle 16-18 vers salle après-guerre (photo J.M.Monthiers)


Dans la spatialité moderne, l'enceinte n'est plus une nécessité.
Dès lors, la difficulté réside dans le placement de la première opacité.
La différence essentielle de cette nouvelle condition tient à la lumière, qui a pour rôle de fixer cette opacité. 
Dans l'architecture moderne n'est fixe que ce que l'on veut bien éclairer.
La lumière donne à voir; elle immobilise un élément, le pétrit et le pétrifie.
Il s'agit d'un rapport très précis et presque archaïque entre la lumière et la matière.
La matière va prendre différemment la lumière selon sa configuration. 
Elle va prendre des virtualités selon la qualité et la quantité  de lumière que l'on veut bien lui accorder.
Ainsi, la difficulté se déplace: elle est désormais de laisser passer une quantité précieuse de lumière, avec une qualité définie, sur une matière que l'on veut fixer.
La lumière a beau être changeante, elle ne crée pas automatiquement des dynamismes spatiaux.
Elle désigne et positionne un objet, sans pour autant le pointer comme le ferait le faisceau d'une torche, qui ne fonctionne que dans le noir.
Une fois reconnue cette capacité de la lumière à fixer les choses qui sans elle n'auraient pas de matérialité architecturale, il devient possible de différencier les lumières.


  • Présentation au Louvre du 25 janvier 1995 lors d'une journée débat "Les musées et la lumière"organisée par Paul Salmona dans le cadre du cycle "Musée-musées" l'actualité internationale des musées, Auditorium du Louvre













DOSSIER ENSEIGNEMENT III - La spécificité de l'enseignement du projet

Entretien avec Jean-Louis VIOLEAU à Paris, le 15 avril 1996

Publié dans le livre "Quel enseignement pour l'architecture? - Continuités et ouvertures"
Editions Recherches, École d'Architecture Paris-Belleville
Dépôt légal février 1999 - ISBN 2-86222-034-5




Quels seraient, pour vous, la définition et le contenu d’un « tronc commun »de l’enseignement de l’architecture ?

Je souhaite, avant tout, donner une « épaisseur culturelle » à ce tronc commun qui doit donner lieu à une mise à plat des connaissances qui gravitent autour de l’architecture. Cette « épaisseur culturelle » est bien sûr envisagée dans le cadre d’un « tronc commun » destiné à la première année. Cela consiste alors à rassembler toutes les disciplines autres que l’architecture, qui la concernent à des degrés divers. Sans cela, le « tronc commun » n’a pas lieu d’exister. Par la suite, les autres années sont l’occasion d’un approfondissement de ce « tronc commun de première année » qui peut être considéré, simultanément, comme une « synthèse », un « avant-poste » et une « introduction ». Les enseignements qui ne concernent pas la première année n’ont aucune raison d’en faire partie. La présence d’un enseignement « aride » comme le droit, par exemple, n’a aucune légitimité en première année. Si son introduction est inopérante en première année, cela signifie que la place de cet enseignement est, en fait, mal assurée. Les modes d’approfondissement de ce « tronc commun » varient ensuite suivant les écoles, mais aussi suivant les enseignants. Il est inutile de penser in abstracto le contenu de l’enseignement dispensé dans une école. Si, par exemple, Henri Lefebvre ou Henri Raymond enseignent la sociologie dans une école, il est évident que cet enseignement y prend alors une place autre, élargie… Il en va de même si une école a réussi à s’allouer les services d’un grand « ingénieur structure ». L’idée de « tronc commun » de première année se rapporte à une confrontation globale avec l’enseignement, même si cette confrontation est parfois légère et superficielle.

Quelles seraient les positions relatives de chaque type d’enseignement au sein de ce « tronc commun » ?

Idéalement, je pense que toutes les matières, sauf peut-être la philosophie, devraient être enseignées par les seuls architectes. Je pense, par exemple, que la géographie enseignée par un architecte est la géographie plus une vision architecturale. La construction enseignée par un architecte est la construction plus une vision architecturale. Voilà. Il en va de même pour la sociologie. Je pense à toutes les disciplines annexes, celles qui ne font pas partie intégrante de l’enseignement dispensé dans le studio. Le studio est le « lieu » de la formation. C’est aussi le « lieu » de la simulation de la réalité, mais partiellement seulement. Si on était suffisamment organisé, et si on savait le faire, on devrait être capable d’inventer un studio qui ne ressemble absolument pas à une agence. C’est là que réside la principale ambiguïté d’une école d’architecture, qui a pour missions contradictoires à la fois de former des architectes – c'est-à-dire adapter la discipline à la société, et rapprocher par conséquent l’École du monde professionnel – c'est-à-dire traiter la discipline dans ses affirmations théoriques, son histoire, et le projet comme transformation du monde. L’École ne doit ressembler ni à une université, ni à une agence. Plus les moyens sont sophistiqués, plus l’équipement est complet, plus les gens sont sélectionnés, plus l’École est privée, à l’américaine, et plus elle ressemble à une agence. Une agence riche qui se permet, alors, de faire traîner un projet, de laisser chaque collaborateur proposer une variante au projet.

Qui doit, alors, enseigner l’histoire de l’architecture, la construction, les sciences sociales ?

Les architectes.

Des architectes qui seraient formés à ces disciplines ?

Voilà. Il faut que l’Ecole forme correctement les étudiants de telle sorte que l’adaptation à d’autres disciplines soit naturelle. On doit donc préformer tout le monde à tout ce qui s’enseigne dans une École d’architecture. C’est exactement la même chose que la formation à la psychanalyse : pour être psychanalyste, il faut avoir suivi une analyse et la psychanalyse est aussi une découverte de soi. La distribution du savoir et des connaissances est médiatisée par l’individu étudiant.

Où les élèves architectes iraient-ils alors chercher la formation à ces savoirs annexes ?

Ce sont les passerelles avec l’Université, des passerelles destinées à obtenir un complément d’information, des filières universitaires qui permettraient d’être « historien-architecte », « géomètre-architecte »…

Donc, ce ne seraient plus les enseignants qui viendraient de l’Université, mais les étudiants qui iraient à l’Université…

Voilà, c’est ainsi que je vois les choses parce que, par la suite, dans la vie professionnelle, c’est ce que l’on fait. Personne ne vient plus dans l’agence de l’architecte, c’est lui qui se déplace, partout… Ce n’est pas par hasard si l’on s’aperçoit que, finalement, le dernier bastion où des gens continuent à avoir une vision positive de leur travail et de la société est constitué par les architectes. Ce n’est pas par hasard et il ne faut pas abîmer cela. Il faut le sauvegarder par tous les moyens. Cela ne m’intéresse pas si un promoteur vient enseigner les pratiques professionnelles dans l’École ni qu’au bout des 4 années tout le monde soit déprimé… J’ai une vision très positive de ce que l’École doit représenter pour nos élèves… et idéaliste même.

Les enseignants des disciplines pour l’architecture – les sociologues, les ingénieurs… – sont-ils, à votre avis, suffisamment « rentrés » dans l’objet-architecture ? Ont-ils fait ce « bout de chemin » ou ce « pas de côté » pour rejoindre ce qu’est l’architecture ?

D’une manière générale, j’ai toujours fait confiance aux autres enseignants. J’ai horreur de légiférer dans des domaines qui sont hors de mon champ de compétence. Comme je leur faisais confiance, et comme nous vivons dans un monde où la confiance a disparu, tout le monde a pensé que tout cela m’était égal, que j’ignorais l’intérêt de ces disciplines. Je leur faisais confiance. Je fais confiance au médecin et je ne lui demande pas son diplôme universitaire et ses notes. Je fais confiance. Malheureusement, je suis obligé de comparer les enseignements dispensés et les connaissances effectivement acquises. Les étudiants savent construire des maquettes impeccables, toutes blanches, parfois de 6 x 8 m, sans joint, sans nervure ni aucune indication de leur matérialité constructive… C’est bien. Mais pour moi, un bon enseignant de construction serait celui qui, au lieu de dire « Ce n’est pas possible de faire cela » (ce qui correspondrait probablement à la réalité), se pose plutôt la question : « Est-ce que ceci peut être possible… ? ». Là, ce sera un « pas de côté » vers l’architecture. On sait que le studio doit toujours pallier une formation pauvre. On sait par exemple que, si je ne considère que les matières aisément analysables comme les arts plastiques, les étudiants ne savent rien faire. Ils ne savent absolument rien faire. Ils sont, par exemple, incapables d’introduire la couleur dans le rendu comme une couche supplémentaire de distanciation par rapport au projet permettant, alors, d’y trouver des dimensions nouvelles. C’est pourtant la raison pour laquelle on leur fait « subir », entre guillemets, cet enseignement. La raison en est simple : un enseignant en arts plastiques, qui est un artiste, va s’efforcer, lui, de se constituer en « département d’arts plastiques », avec 6 ou 7 collègues, pour élaborer un corpus spécifique et former, peu à peu, une « petite École des Beaux-Arts ». Mettez-vous à leur place… C’est humain. Si vous ne tentez pas d’agir ainsi, vous ne serez pas respectable en tant qu’enseignant ! Un architecte ne pourra pas tomber dans ce travers parce qu’obligatoirement, il essaiera de demeurer malgré tout architecte. C’est ce qui arrive avec l’histoire de l’architecture qui est plutôt enseignée par des architectes, donc son enseignement est pertinent.

A ce titre, quelle place accordez-vous à l’enseignement de l’histoire de l’architecture ?

Une place essentielle. C’est la « respiration » de l’architecte. Il faut tout savoir, il faut tout connaître. L’histoire de l’architecture est de la « connaissance pure ».C’est aussi important que savoir dessiner. Cet enseignement fait partie intégrante du « tronc commun ». Ne négligeons aucune période… C’est essentiel.

Et pour ce qui concerne l’analyse architecturale et urbaine…

C’est la même chose, Deux enseignants doivent coopérer au sein d’un même cours. L’un se situe plutôt dans la continuité des faits et l’autre s’arrête pour analyser chaque bâtiment, chaque situation.

Si je résume, l’enseignement que vous venez de décrire est constitué d’un noyau qui est l’enseignement du projet sur lequel se greffent intimement l’analyse urbaine et architecturale et l’histoire de l’architecture avec, autour, des savoirs annexes qui devraient être enseignés par des architectes qui seraient allés recevoir une formation à l’Université.

Oui, tout en sachant que je n’ai pas d’avis particulier sur les modalités d’organisation et de mise en place d’un tel système. Est-ce que, par exemple, l’enseignement de la socio doit être dispensé deux années de suite, en seconde ou troisième année ?... Je n’ai pas de point de vue particulier à ce sujet. Je dirais simplement qu’il faut être très attentif à la construction de la première année durant laquelle l’étudiant vieillit mais doit rester « intact ». C’est une année très, très fragile.

Quel lien intime tisseriez-vous entre la vision de l’enseignement que vous venez de décrire et votre notion de « projet » ? Si, bien entendu, celle-ci peut être formulée avec des mots…

Comment peut-on définir l’enseignement du Projet ? Le problème est que l’enseignement du projet se fait « sur le tas ». C’est le « faire », un vrai « faire ». C’est presqu’aussi difficile de le définir que de définir ce que l’enseignant devrait être, ce qu’il devrait savoir… Il est difficile d’expliciter « comment ça se passe »… Je considère que mettre par écrit quelque chose revient à dévitaliser immédiatement l’idée. Indéniablement, la différence entre formation et simulation est que l’une est centrée autour de la « recherche de l’idée » tandis que l’autre vise plutôt la « connaissance ». L’architecte qui « connaît », c’est l’architecte qui rassure. L’autre, le vrai, est toujours angoissé. Transformer ne revient pas, pour moi, à créer. Ce n’est pas cette énorme responsabilité. Transformer revient seulement à être incapable d’accepter le monde tel qu’il est. Je pense que l’enseignement de l’architecture est un enseignement spécifique, autonome et qui ne peut être comparé à aucun autre enseignement. En tant que tel, il devrait être la préoccupation principale d’une École. Sa spécificité consiste à accompagner et soutenir un désir de transformation qui existe en chaque être humain, et plus particulièrement chez les étudiants en architecture. C’est ce que j’appelle la formation.

C’est la formation à la transformation…

Voilà. J’ai employé à dessein le terme de transformation plutôt que celui de projet pour être plus clair… Par contre, cette transformation ne peut s’exercer qu’à travers un corpus de connaissances qu’il faut acquérir. Des connaissances qui ont à voir avec ce que j’appelle, moi, la pertinence d’un travail au regard de l’urbain, des usages, des pratiques, de la psychologie, de la climatologie, de la géographie, etc.

Est-ce que les sciences sociales ont pu infléchir la vision initiale d’un architecte « démiurge », créateur » ?

Le problème est que les écoles n’arrivent pas à être suffisamment autonomes. Je pense que les écoles pourraient échapper à cela, mais c’est l’extérieur qui veut que les architectes soient démiurges… C’est l’extérieur qui les sollicite, leur fait des avances et qui, en même temps, les déteste… C’est très compliqué. On le voit en France. On voit comment on peut, tout à coup, déifier un architecte. C’est la même chose pour un homme politique qui se transforme en démiurge lorsqu’il devient Président de la République… Tout cela a des répercussions terribles. On doit perpétuellement se méfier de ce que l’on dit. Si je considère, par exemple, la « performance éducative » de notre enseignement, nous formons des architectes qui ne chôment pas, qui sont appréciés. C’est un peu le cas de l’UP 8 dans son ensemble… Je préfère parler de moi parce qu’ainsi je ne mêle personne à mon raisonnement. Ces jeunes architectes construisent des bâtiments qui sont reconnus pour leur esthétique et qui fonctionnent bien. Pourtant, certains les qualifient de doctrinaires, « petits-Ciriani », épigones… Moi, pourtant, j’apprécie. J’apprécie qu’une connaissance ait été distribuée, qu’elle soit correctement pratiquée, que les gens soient assez sincères dans leur manière de la pratiquer, qu’ils y croient, et, donc, véhiculent une certaine passion, etc. etc. Tout cela devrait en fait sortir de toutes les écoles. Les écoles sont faites pour ça. Les écoles ne sont pas le lieu de la « pensée unique ». Elles sont chargées de révéler les potentialités. Puisque nous avons réduit le monde esthétique à l’esthétique de l’espace moderne, cela apparaît comme un « style »… Nous avons simplement enseigné aux étudiants à travailler cet « espace ». Je refuse la démagogie qui consiste à dire qu’un étudiant doit être confronté à tout pour qu’il puisse faire autre chose. Je pense que quelqu’un qui est confronté à tout ne peut pas faire quoi que ce soit, par contre, l’étudiant qui est confronté à une cohérence peut, par la suite, facilement s’en écarter.


L’impératif d’une « cohérence »

Cela recoupe en partie l’organisation de l’enseignement…

Oui. J’ai fait mes études en Amérique du Sud, avec des enseignants qui avaient formé un groupe afin d’introduire l’architecture moderne dans le pays. Ils étaient donc très solidaires, avaient une pensée commune, une logique, etc. Ils ont également tous passé leur « post-graduate »aux Etats-Unis sous l’égide d’anciens membres du Bauhaus qui avaient fui l’Allemagne. J’ai donc reçu une formation cohérente où, en passant d’une année à l’autre, on avait affaire à des personnalités certes différentes mais qui enseignaient la même chose. Je sais donc ce que cela signifie que d’être « baigné » dans une cohérence. Cette cohérence, en France, est suspecte parce qu’elle rappelle les anciens ateliers de l’École des Beaux-Arts que l’on a détruits en 68. On ne veut plus des « patrons » qui accordent 5 secondes à chaque correction, des assistants suivistes, des étudiants massiers… Bref, je reconnais tous ces maux-là… Moi, je suis vacciné contre cela. Il n’y a aucun risque que j’arrive à fonctionner ainsi. Mais si l’on étendait mon système d’enseignement au niveau national, peut-être que les déviations « beaux-arts » reviendraient très, très rapidement. Pour certains, je représente un enseignant structuré, sans faille, qu’ils ont vite fait de taxer d’académique et de doctrinaire. Il n’en est rien, car mon attachement à la modernité fait de mon enseignement un système souple, qui s’adapte aux situations toujours singulières de chaque étudiant. Mais cela ne veut pas dire pour autant qu’un étudiant ne doit pas acquérir à l’École une formation solide. Je pense que lorsqu’un étudiant ne suit pas au moins 2 exercices de formation et 2 exercices de simulation de la réalité, je ne peux pas me sentir responsable de sa formation. En 16 semaines, je peux faire faire un exercice important à un étudiant, mais je sais qu’au bout de 2 mois il ne lui restera rien, sauf le souvenir d’avoir participé à une aventure avec un enseignant durant sa formation. Nous sommes aujourd’hui confrontés à une accélération de l’information qui implique une perte de la mémoire, visuelle notamment, et il ne peut pas y avoir de moyen terme si l’on veut que les étudiants retiennent quelque chose. C’est connu, notre civilisation est celle de l’image. Plus personne, par exemple, ne sait dessiner à l’identique. Nous n’avons aucune possibilité de dessiner à l’identique. Nous avons la photographie, le photocopieur… Plus personne, en outre, ne peut passer du temps pour faire réellement un projet en profondeur. Le projet lui-même ne retient plus le temps. Comment va-t-on laisser une connaissance sédimenter si l’étudiant a déjà pris le parti de n’en faire qu’une image ? Donc, nous « sédimentons »… Contrairement à l’université, où l’étudiant est censé posséder déjà une autonomie, je pense que dans une école d’architecture, l’étudiant ne peut trouver son autonomie qu’après avoir reçu un corpus de base auquel il ne peut échapper. C’est un peu comme l’étudiant en médecine, qui ne peut choisir sa voie de spécialisation qu’après avoir maitrisé le corps humain dans son ensemble. Je retiens l’étudiant et je l’assomme avec la même chose pendant au moins 3 ans. Là, je suis sûr qu’il a pu acquérir un corpus. Un corpus qu’il peut jeter s’il le désire et choisir exactement le contraire, ce qui arrive… Tandis que d’autres l’apprécient et l’utilisent comme connaissance. Je souhait simplement préparer et sensibiliser les étudiants au monde physique pour qu’ils puissent ensuite le transformer. Je ne veux pas en faire des artistes, je veux simplement les former à adopter une attitude voisine de celle de l’artiste, mais pour transformer un fait social ou une donnée formelle. Malheureusement, notre monde est allé trop vite et a perdu l’essentiel. Le « tronc commun », par exemple, était auparavant donné et pris dans sa « gravité », alors qu’aujourd’hui Il apparaît presque comme un élément de plus, une addition. On invente les mots de « valeur optionnelle », « certificat obligatoire »… J’aimerais qu’aucun enseignement ne soit optionnel, sinon il n’a plus sa raison d’être. Si un enseignement est optionnel, il est donc accessoire et l’on peut s’y rendre sans aucune motivation.


L’enseignement de l’architecture : enseignement supérieur ou enseignement professionnel ?

On évoque, aujourd’hui, l’introduction d’une initiation – et une formation – à la recherche au sein de l’enseignement de l’architecture… Où viendrait-elle s’inscrire alors ?

Moi, je pense que le studio de formation est la seule recherche. Le reste n’est pas de la « recherche ». On l’appelle « recherche », mais ce n’est pas de la vraie recherche architecturale.

Le projet est une recherche en lui-même…

Le mot même. Ce que l’on appelle « recherche » revient à mettre par écrit ce que l’on a déjà accompli. Donc, ce n’est pas une recherche… Moi, j’ai également fait une « recherche ». La question n’est pas là… En fait, ce que l’on nomme « recherche » revient à la consolidation partielle d’une connaissance qui s’appelle « recherche » parce qu’elle n’a pas encore été confirmée par une évolution historique. Elle prendra son caractère scientifique au moment où elle fera partie intégrante des « textes officiels ». Il est difficile de comprendre que l’on puisse encore faire, par exemple, une recherche sur la Villa Savoye. Pourtant, des recherches s’attachent encore à ce bâtiment, tout comme on fait encore des recherches sur l’œuvre de Shakespeare… A chaque fois, on constate que ces « figures » avaient pensé à tout. Petit à petit, avec ce système, on déifie complètement nos devanciers… Un homme qui est normalement à la pointe de son métier ne fait plus de recherche ou, mieux, il ne fait alors plus que de la recherche.

Par conséquent, vous ne voyez aucune raison pour que la recherche vienne s’adjoindre à l’enseignement…

Non… Sauf peut-être dans le cas d’un troisième cycle dévolu spécialement aux étudiants qui désirent rester « dans la formation »ou l’acquisition des connaissances mais pas pour ceux qui veulent exercer leur profession, « faire du chantier », pour ainsi dire… Au même titre que certains défendent aujourd’hui l’idée d’une licence d’exercice, comme formation donnant droit à l’exercice de l’architecture, je pense que l’on pourrait organiser un 3e cycle à caractère universitaire, qui accorderait une « licence d’exercice » pour enseigner.

Où viendrait alors s’inscrire une formation doctorale ?

Pour l’instant, je ne vois vraiment pas un doctorat qui concernerait des disciplines autres que celles qui ne sont pas architecturales, et donc un doctorat jugé par des docteurs. Petit à petit, les historiens commencent à avoir leur propre doctorat et donc, un jour on aura un jury de docteurs en histoire de l’art qui jugeront des doctorats d’architectes. Donc, ne sera docteur en architecture qu’un historien de l’art.

On perd donc son identité d’architecte en menant à bien une thèse de doctorat ?

Je pense que si personne ne fait de doctorat sur l’apprentissage de la transformation, sur l’architecture du XXe siècle – non pas en tant qu’historien, mais en tant qu’architecte –, sur le vocabulaire architectural, sur des thématiques parfaitement architecturales, tout cela va être à nouveau un domaine universitaire où les docteurs seront tous des savants en histoire ou en sciences humaines.

La spécificité de l’architecture se diluerait…

Moi-même, j’hésite à nommer ce doctorat, « doctorat en architecture » parce que je n’ai pas conscience de ce que pourrait être un tel diplôme…

En fait, il n’y a aucun point d’ancrage…

Il y a un point d’ancrage. Lorsque les CEAA ont été créés1, peu après l’arrivée de la gauche au pouvoir, nous nous sommes constitués en un groupe avec des enseignants de plusieurs UP pour faire une nouvelle École. Nous proposions, entre autres, que le troisième cycle de cette nouvelle École soit centré sur l’enseignement du projet et consiste, en fait, à enseigner à des gens à enseigner le projet. Les étudiants, jeunes architectes, seraient rentrés en CEAA pour faire un Projet tout en élucidant et clarifiant la démarche qui les avait conduits à mener à bien ce projet. Notre projet d’École a été refusé. L’éventualité d’un « super-diplôme » et d’une classe « d’élite » a été évoquée pour justifier ce refus. En évacuant toute considération idéologique et politique, n’est-ce pas là la vocation profonde et l’objectif d’une École ? Une École qui refuse cet objectif est une École qui accepte la médiocrité. L’idéal d’une École d’architecture serait que les gens qui en sortent puissent être, sans aucun problème, de bons enseignants. Un bon enseignant, c’est quelqu’un qui sait, quand il fait un projet, pourquoi il fait un projet. Il peut l’expliquer.

C’est l’idée d’une pratique réflexive…

Oui. Absolument.

C’est presque une « pratique théorique »…

C’est exact. C’est ça. Le rapport entre théorie et pratique. Évidemment, l’objectif, c’est l’autonomie de pensée du projeteur. Mais je refuse l’autonomie de pensée sans pratique. Je refuse que des gens qui ne connaissent rien à l’histoire de l’architecture puissent se permettre de dessiner en s’imaginant qu’ils inventent quelque chose simplement parce qu’ils ne savent rien. Ou alors, pire encore : des gens utilisent des images peu connues qu’ils « vandalisent » allègrement sans citer leurs sources.

Il y a quand même, alors, un apport de l’histoire de l’architecture…

L’histoire implique un savoir global. Le drame de l’architecte consiste à aller en Italie pour s’apercevoir qu’il ne peut la connaître toute entière. On constate que l’on ne pourra jamais voir tous les exemples, tous les bâtiments qui sont déjà là. C’est inépuisable… C’est la même chose pour ce qui concerne les ouvrages de Corbu. Si j’ai une petite prétention, j’ouvre l’un de ses livres et ma prétention est annulée. Faire de l’architecture c’est faire l’histoire de l’architecture. Le problème, aujourd’hui, vient du fait que les techniques progressent, mais qu’elles n’amènent plus avec elles l’idée d’un progrès social, comme avant. Pourtant, l’architecture se sent obligée de continuer à évoluer. Elle évolue donc sans fondements, sans bases. C’est la confusion. Les artistes, aujourd’hui, sont les architectes. Il y a de la place pour tout le monde puisque, de plus, l’idéologie sociale a disparue.

Pour revenir à des thèmes plus « pragmatiques » et, notamment, à ce que vous venez de dire au sujet de la recherche et du doctorat…

J’ai un mal fou, vous avez bien compris, à entrer dans les questions pratiques que nous, les professeurs, nous voulons réellement mettre en œuvre… Je suis un enseignant de studio !...

Mon rôle consiste aussi à essayer de vous ramener à ces thèmes… Est-ce qu’une formation doctorale en architecture peut, à votre avis, exister hors du cadre universitaire ?

L’idée même est universitaire…

Donc, nous sommes face à un dilemme… Cette formation ne pourra jamais exister…

Je pense, oui. Un docteur en architecture n’existe pas, c’est un docteur en Histoire. Un « docteur en architecture » c’est Alvaro Siza. C’est l’architecte qui m’intéresse. Un « docteur »… Ce n’est pas un « docteur » pour l’Université mais un architecte qui représente une cohérence affirmée, explicite et peut-être modélisable. Un « docteur », pour moi, produit une connaissance spécifiquement architecturale.

Le rapprochement avec l’Université est-il souhaitable, en fin de compte ?

Moi, je pense que oui. Sinon, un architecte tomberait trop rapidement dans une logique de praxis. Les seuls intellectuels que je considère comme étant mes héros sont les écrivains. Pour une seule raison : eux, avec les architectes, seront les derniers résistants, à conserver cet esprit d’appel, cette nécessité de témoigner. Pour nous, architectes, c’est la nécessité d’améliorer. Eux, écrivains, c’est la nécessité de témoigner. L’écrivain est souvent lié à l’Université, en tout cas, en règle générale, il en sort… Donc, forcément, quelque chose est bon à l’Université. La seule chose que je n’aime pas à l’Université, c’est son côté « supermarché ». Je préfère une épine dorsale, un métier et, disons… une discipline. On irait alors piocher à l’Université ce qui nous manque. Dans un premier temps, les architectes iront à l’Université, puis ils reviendront et distribueront.

En quoi ce rapprochement avec l’Université peut-il mettre en question le « principe d’autonomie » des écoles d’architecture ?

Les universitaires seront méfiants au premier abord. C’est normal. Ils n’accepteront jamais des équivalences avec une école « pratique », ce que nous sommes. Les universitaires tireront la couverture à eux, auquel cas il faudra s’adapter à toute leur logique. Comme l’équivalence est une chimère, autant que ce soit l’étudiant lui-même, avec un droit à l’inscription, qui aille recevoir un savoir parfaitement structuré dans le cadre de l’Université.

Quel serait alors le cadre institutionnel ? Établissement d’enseignement supérieur associé…

Voilà. Associé, et je verrais même des instances paritaires où siègeraient, à part égale, les membres de ces deux institutions en trouvant, entre eux, un modus vivendi. Je pense que des solutions médianes sont à trouver. Je pense à l’exemple des élèves architectes coréens qui choisissent la France pour obtenir le titre d’architecte et rentrent parfois chez eux avec un titre de docteur que l’Université leur valide… Ils font un doctorat avec, évidemment, Damisch, Monnier, des penseurs, des historiens qui s’intéressent à l’art, à l’architecture, à la sociologie de l’art, mais je pense que l’initiative doit rester individuelle. Il faut que cela soit possible. Il faut qu’il y ait des plages du cursus qui le permettent. En fait, je pense que l’on va trouver des articulations avec l’Université pour des filières para-architecturales. Le projeteur performant ne s’accordera jamais avec l’Université. On ne peut pas, absolument pas, enseigner le projet à l’Université. C’est l’étudiant qui doit y aller. Néanmoins, il faut prendre conscience du désir de nombreux enseignants de rejoindre l’Université et son prestige, et de sortir d’une école « pratique »… Je n’ai pas ce sentiment.

Si l’on isole 4 modalités qui constituent le noyau du principe d’autonomie des écoles –l’autonomie administrative et budgétaire, l’autonomie pédagogique, un contenu des programmes autonome et les modalités de recrutement des enseignants – quelle est, à votre avis ou quelles sont… celle(s) qui vous semblerai(en)t le plus gravement remise(s) en cause si l’éventualité d’un transfert vers l’Université se présentait ?

Elles sont toutes fragiles en ce cas… Celle qui me tient le plus à cœur est celle de la pédagogie. Je serais intraitable là-dessus. Intraitable… Personne ne peut me dire, à moi, ce que je dois faire. Personne. La pédagogie, c’est très profond. C’est être capable, presque, de devenir un médium auprès d’un étudiant… C’est une façon de gérer mon expérience, ma sensibilité et mes propres projets.

Si vous exerciez au sein de l’Université, après trente ans d’exercice, vous auriez un statut tel que personne ne viendrait vous dire quoi que ce soit…

Oui, mais j’aime bien l’interférence. L’interférence n’est pas négative pour un architecte. Je dis simplement que la pédagogie n’accepte pas les interférences. La pédagogie. La pédagogie, ce n’est pas le programme, ce n’est pas le cursus. Je fais une différence. La pédagogie, c’est la formation et non pas la simulation de la réalité. La simulation de la réalité, c’est le programme, quelque chose d’imposé, c’est un cursus. Un cursus, ce sont des plages horaires qui permettent de distribuer un certain savoir. Dans la pédagogie, il n’y a pas de savoir distribué, la pédagogie ne consiste qu’à cultiver une dialectique, ou une maïeutique… C’est une relation interpersonnelle plus qu’un savoir imposé… C’est un cas personnel, mais j’aimerais également l’évoquer : je souffre aujourd’hui de l’absence d’autonomie dans le recrutement. Très souvent, le recrutement est fait collégialement, avec l’École toute entière, alors que le recrutement devrait être mené en rapport avec les différentes sensibilités internes à l’École. On ne recrute pas un enseignant dans l’atmosphère… J’aimerais bien recruter, par exemple, tous les ans, un « ancien » qui, ayant été « psychanalysé », pourrait transmettre, continuer, être un élément critique, rendre tout cela vivant, « organique »… Moi, je ne suis pas pour structurer quelque chose d’inamovible mais pour le maintenir vivant. Mais, pour le maintenir vivant, il faut que ceux qui ont suivi cet enseignement réintègrent ensuite leur apport. Tout cela me semble d’une telle logique…

Qu’est-ce qu’a changé pour vous le nouveau système de recrutement ?

C’est mieux maintenant. On recrute par sélection réelle avec un jury devant lequel on établit ses connaissances et on a la possibilité d’expliquer à des tiers ce que l’on fait, ce que l’on compte faire, comment on entrevoit son action… Tandis qu’avant, on était coopté ou pas… C’est mieux maintenant mais, en ce qui me concerne, ce n’est pas aussi bien que je l’aimerais… Pour ce qui est de l’autonomie budgétaire, je pense qu’elle existe, mais les budgets ne sont pas souples. Les budgets consacrés à l’achat d’ordinateurs sont plus élevés que ceux qui permettent d’obtenir un contrat supplémentaire. L’autonomie budgétaire est par conséquent très relative. En ce qui concerne les programmes, je pense que l’on va arriver, au sein du collège des enseignants, à fixer un programme. C’est le seul endroit où l’on va finalement être d’accord sans problèmes majeurs. En fait, fixer ce programme consiste à déterminer la part de chaque élément. C’est ce que j’appelle le programme de l’enseignement. On va déterminer les plages horaires respectives. Je suis persuadé que là, on sera d’accord parce que la subjectivité s’efface au regard de l’intérêt commun. Par contre, pour ce qui concerne la pédagogie, chacun va sans doute s’identifier à sa propre méthode. Même si je suis, d’une manière générale, optimiste. Ayant, durant presque trente ans, géré la crise de l’enseignement en France et, en même temps, son renouveau, puisque ces deux aspects sont liés depuis 1969… Je n’ai jamais eu de moyens. Jamais les écoles où j’étais n’avaient autant de bancs, de tables, que d’étudiants… Pas un endroit où ranger en sûreté les maquettes, reproduire un mémoire… Rien. Et pourtant, tout a changé en France ! En fait, quelque part, je suis très méfiant vis-à-vis des grands moyens. Les grands moyens permettent de former un bon constructeur mais pas un bon architecte.

À propos du rapport au marché du travail et à la profession, pensez-vous qu’un affermissement de ce rapport change l’enseignement ?

Certainement. Je pense que l’enseignement devrait être en retrait. Une École n’est pas une agence… Malgré tout… Je peux le dire parce que je n’ai pas de problème : je suis quand même le professionnel le plus connu de l’École. En tant que professionnel, je peux donc me permettre le luxe de dire que ce rapprochement n’est pas souhaitable, qu’il ne faut pas que l’École ressemble à une agence. Mais, celui qui n’a pas d’agence, par exemple, va être la cible de ce type de considérations et l’on va mettre en question sa compétence ou il sera moins coté par les étudiants… Il va donc encaisser cela comme un handicap… Je dois reconnaître que l’extérieur et la profession jouent un rôle à l’intérieur de l’École. Moi, j’aimerais que l’École soit indépendante, même si elle ne pourra jamais totalement l’être. Je pense malgré tout qu’il faut tout faire pour y arriver. Je pense que, dans ce cadre-là, la volonté de rejoindre l’université a plus ou moins á voir avec ce constat, avec une volonté d’échapper au jugement de la pratique. On veut que les études d’architecte ressemblent à une recherche et, donc, être bien protégées, au beau milieu du campus universitaire. On veut évacuer les problèmes pratiques : combien ça coûte, c’est impossible à réaliser, c’est trop grand, ça ne tient pas… Tous ces éléments qui gravitent autour de l’idée d’architecture.

Un rapport existe avec la profession, vous venez de le dire… Si ce rapport venait à être plus intime, est-ce que le principe d’autonomie des écoles serait remis en question ?

Oui. Vous savez, si l’on continue à tout privatiser en France, on aura en fin de compte, l’école Bouygues… On donne 6 fois son salaire à Bernard Huet, qui part à la retraite, et il monte une école du tonnerre de dieu et draine tous les étudiants… On entre dans un système à l’américaine et, évidemment, l’autonomie est remise en question. L’argent ne supporte pas de ne pas être la raison principale. J’ai été deux ou trois fois contacté. Il y a une poussé pour faire une École privée en France où seraient rassemblés les meilleurs… Une « super école », mais moi, ça ne m’intéresse pas pour cette raison-là. Ça va m’intéresser, comme Bernard, quand l’École vous jette dehors à 65 ans. Qu’est-ce que c’est qu’un architecte à 65 ans ? Aujourd’hui, c’est un jeune au niveau de la pensée. Bernard a un cerveau impeccable, cristallin, et on le jette dehors ! Non… Je crois que tout cela va être possible pour tous ceux que l’on ne va pas garder. Il devrait y avoir un recours. Je pense qu’il faut que l’on crée un corps de « tutoring » qui ne soit constitué que de vieux, que de « têtes blanches ». Quelqu’un qui ne soit pas salarié, ce qui est la seule chose qui préoccupe le Ministère, et qui ait un statut de « sage ». Quelque chose d’assez beau… Il serait payé en vacations ou honoraires. Lorsqu’il est le tuteur d’un Diplôme, il est alors payé en conséquence. De même lorsqu’il donne une conférence… Il aurait un bureau. Il pourrait y mener une recherche, écrire ses Mémoires… Je ne sais pas… Le fait même de pouvoir le rencontrer dans les couloirs est important. Nous sommes dans une société sans grands-parents et c’est très grave.

Ce que vous venez de dire me rappelle la conférence d’Alfred Roth à l’EAPB, il y a deux mois environ…

Par exemple… Tout à fait. C’était incroyable. Il a tenu quand même plus d’une demi-heure debout. Il faut le faire à son âge…

Si l’on s’attache au chapitre « vie de l’École » pensez-vous que renforcer cet aspect-là et donner plus de conférences soit indiqué ?

Bien sûr. C’est de plus très facile. Et il vaut mieux que la conférence soit donnée par Roth que par un petit jeune qui est en train de faire son troisième bâtiment… Aujourd’hui des gens donnent des conférences en ayant à peine trois bâtiments derrière eux… C’est l’équivalent d’un concert de musique rock. C’est l’enthousiasme. C’est très sympathique, mais c’est de l’enthousiasme. Certains ont des choses à dire mais ne font pas 30 personnes… Si je n’avais pas emmené mes étudiants voir Roth, il y avait 15 personnes ! C’est quand même dommage… Un type comme lui ! Simplement l’avoir vu… Voilà, c’est ça l’Histoire pour moi… J’insisterais lourdement sur cet aspect, sur tout ce qui concerne, en fait, la connaissance de l’histoire de l’architecture.

Si je reviens au rapport que pourrait entretenir l’enseignement avec la profession, quelle place assigneriez-vous à des matières telles que le droit, l’économie, la gestion, le management.

Aucune. Rien. Rien du tout… Ils devraient être dispensés dans le cadre d’un Séminaire et faire partie de ce que l’on fait en troisième cycle. Il n’est même pas question d’en faire un enseignement optionnel. Ce serait plutôt un cours disponible auquel on se rend ou pas.

Quelle est alors votre définition du stage ? Celle du « voyage » ?

Ah oui. L’étudiant part pendant un an et me raconte dans un mini-livre de 80 pages, ce qu’il a fait. Ça, c’est un stage. Qu’il m’écrive un livre.

Vous excluez un stage chez un maître d’ouvrage, par exemple.

S’il veut.

Cela ne semble pas vous emballer…

Ce n’est pas moi qui vais l’encadrer… Il y aura toujours des gens qui désireront encadrer ce type de stages… Moi, je ne suis pas hégémonique. Je dirais même que si l’on me donnait une École, je ne la prendrais pas. Il faut que je trouve une cohérence à l’intérieur d’une École. Je ne crois pas à la pensée unique… Revenons à votre idée de voyages… Si l’étudiant fait un stage en Grèce, c’est bien. L’idée d’un premier contact permet, lorsque l’on est architecte, de rappeler, éventuellement demander du travail, etc. C’est le début d’un réseau, mais on quitte l’École, tandis qu’un stage est fait pour éclairer l’École et non pour s’adapter à la vie professionnelle future. C’est une des raisons pour lesquelles je n’encadre pas, par principe, les stages des étudiants. J’en encadre maintenant quelques-uns, mais ce sont généralement des étudiants atypiques qui ne sont pas dans le cursus « normal », mais quelqu’un qui vient, par exemple, de Marseille, qui est déjà architecte, et qui suit mes cours…


Un lieu pour enseigner

Si je reprends votre vision de la conférence d’Alfred Roth, du stage censé « éclairer » la vie d’École en retour… Quel regard portez-vous, à partir de ces deux idées, sur l’École où vous enseignez ? Est-ce qu’elle répond à ce type de souhaits ?

Non. Pas du tout. Mon idéal d’École, c’est un rez-de-chaussée libre avec la cafet’ pour centre et les auditoriums autour. Le rez-de-chaussée est le lieu du collectif, Plus haut, une dalle où il n’y a que des studios. Les cours y sont magistraux ou dispensés dans des petites salles avec 4 ou 5 étudiants et un tuteur. Au dernier niveau se trouve un hôtel pour les invités et pour les étudiants en dernière année qui peuvent alors faire leur travail sur place. On fait venir des gens du monde entier et on les loge. Ils descendent, ils mangent, ils parlent devant un public, ils remontent, ils pensent, ils dorment… Une communauté. Une petite utopie, toujours une petite utopie. À chaque fois que j’invite quelqu’un à donner une conférence, j’ai honte.

Pourtant, au regard des autres écoles…

Ce n’est pas une raison. J’ai quand même donné beaucoup de conférences dans le monde entier, et à chaque fois, je suis reçu partout. Celui qui m’a invité a un bureau où je m’assois et je monte mes diapos dans le silence. Dans ces écoles, je suis attendu, on s’occupe de moi… Certes, nous ne sommes pas à Paris et, à Paris, on a l’habitude, comme Paris est génial, de ne s’occuper de personne. Le type apparaît et donne sa conf… Tout au plus, on lui paie un dîner parce que l’on a honte… Sinon, on irait jusqu’à le laisser rentrer seul à son hôtel. On accueille très mal à Paris parce que Paris accueille. La ville est censée se substituer à tout. En Islande, si personne ne s’occupe de moi, je crève, Je ne sais même pas quoi faire… Je réalise que l’on n’a pas encore évoqué la publication. Évidemment, une École doit avoir une publication. Un quarterly. Absolument… Il faut un quarterly, c’est-à-dire 4 numéros par an. Il n’est même pas question de diffusion vers l’extérieur. La revue d’une École permet à cette École de savoir ce qu’elle est. C’est une conscience. Il n’est pas vrai que l’extérieur la lise, même si c’est un élément qui peut être distribué à l’extérieur mais, la raison d’être principale d’une telle publication, c’est l’École elle-même, un renforcement de l’identité de l’École à travers l’écrit, un lien social… L’AA de Londres, durant les décennies 60 et 70, était l’École idéale sur le plan éditorial. Ils avaient une petite brochure d’informations du mois qui a servi de modèle au Bulletin de l’IFA,2 ils avaient également le quarterly où les groupes de l’École, tour à tour, occupaient une place centrale. C’est l’occasion de publier une activité que le studio a développé en profondeur. C’est une source de motivation et d’émulation pour les étudiants. Enfin, une telle revue émanant d’une École implique un poids moins élevé des revues professionnelles et oblige celles-ci à se calquer plus ou moins sur ce modèle, puisque le quarterly est donné aux étudiants et les revues professionnelles sont obligées de se rapprocher de ce modèle pour vendre.

Donc, vous privilégiez trois modalités d’amélioration de la vie de l’École : un vrai lieu de convivialité, des conférences et une publication périodique.

Même si j’accorde moins d’importance à l’exposition hors studio, je pense que les studios doivent exposer leurs travaux. Je reconnais que c’est important.

C’est l’idée de la confrontation…

Un architecte doit voir son projet regardé par quelqu’un d’autre. C’est pédagogique et constitutif de l’architecture. Ça ne sert à rien d’être timide. Il faut sortir dehors. Je pense que l’on affirme et raffermit ses idées lorsque l’on doit les exposer devant des tiers non-informés.


Comment limiter l’accès tout en laissant à chacun sa chance ?

Une dernière question importante concerne la sélection et un éventuel numerus clausus…

Je suis contre, contre toute sélection, quelle qu’elle soit… sauf celle du travail. Je gave l’étudiant de travail et il résiste ou non. Je préfère jouer l’autruche et ne pas m’intéresser à cette question, 510 inscrits, 350 à passer l’examen et 150 étudiants au final… l’alchimie de tout cela ?... Voilà. Si un ami me demande mon avis, en toute immoralité je lui dis : inscris-le quand même dans une autre UP parce que s’il ne rentre pas là, il aura tout de même une place et il peut toujours revenir en troisième année puisque l’on ne peut pas s’opposer, alors, à un transfert… Malgré tout, je pense qu’à un moment donné, il faut qu’il y ait une stabilisation. Je pense que si ces 500 étudiants se présentent, ils se présentent aussi partout. Non ?... En réalité, je pense que l’on en accepte un sur deux et celui qui est refusé a le droit de contester et se présenter à nouveau. Je pense que s’il ne conteste pas et ne se représente pas, il est logique que l’étudiant soit éliminé. C’est la motivation qui fait la différence. Après cela, je m’aperçois que 100 se sont présentés à l’École parce qu’ils n’habitent pas loin !... Disons, plus sérieusement, qu’en troisième année, on retrouve les meilleurs… parce que l’on n’a pas su les éliminer !... Je plaisante… C’est très, très difficile. Je pense que si l’on fait une sélection dure au début, on sélectionne « culturellement ». Même si tout cela n’a pas l’air correct moralement et idéologiquement, c’est peut-être pas mal parce que c’est quand même un métier où la culture joue un rôle central. Quand je dis culture, je n’évoque pas le « social », un fils de prof…

Il est pourtant rare que l’un aille sans l’autre…

Oui, mais je pense que la culture d’un fils de riche n’est pas forcément supérieure aujourd’hui.

Il a plus de chances de l’acquérir, son accès à la culture est meilleur…

Moi, je pense que s’il se présente en archi, il n’a pas vraiment le profil « fils de riche »… Ce n’est pas le profil. C’est un premier point. En second lieu, la majeure partie d’une promotion, qui n’a aucun problème aux examens d’entrée, est constituée d’étudiants plus ou moins proches du monde architectural, fils directs, fils d’artistes, de graphiste… Ils sont déjà un peu architectes… Il y a une logique. Pour ce qui concerne les « fils d’ouvriers »- exceptions, je pense que c’est le lycée qui les a d’abord sélectionnés. S’ils traversent le lycée sans encombre, c’est qu’ils sont sortis de leur condition de « fils d’ouvrier ».

Même si la sélection ne se fait plus au niveau du bac, mais plus tard, lors de la troisième année ou en licence à l’Université…

C’est possible, mais je pense qu’être « fils d’ouvrier » n’est pas l’indication d’une valeur héroïque. Aujourd’hui, l’héroïsme de cette condition a disparu. Auparavant, elle portait l’espoir de la société. Aujourd’hui, le chômage met tout le monde sur un même pied d’égalité… Je pense malgré tout que quelqu’un qui ne possède pas toute l’étendue des titres et des diplômes a de moins en moins de chances d’être architecte. La société à venir est plus étroitement codifiée et ne laisse plus de place à l’autodidacte. C’est face à cela qu’il faut aussi rester vigilant. Il faut permettre au fou furieux d’être encore architecte. Il n’est plus question du « fils d’ouvrier », mais plutôt du « marginal ». Je pense enfin qu’il y a une distinction à opérer entre sélection, numerus clausus et « pro-rata ». Ce sont les trois péchés capitaux de la prétention des enseignants. Je trouve cela très prétentieux. Les défenseurs de ces trois catégories me sont toujours apparus comme étant prétentieux parce qu’ils supposent qu’eux seuls détiennent le savoir et pensent implicitement la sélection dans les termes d’une reproduction à leur image. Cette prétention est insupportable, hors de toute logique idéologique. On ne doit sélectionner que par le travail, et non pas par la capacité à s’intéresser, sélectionner par des variables vérifiables, en fait, quantifiables, objectives.  Les « dessinateurs », auparavant, avaient tous les meilleurs chances de sortir gagnants de la sélection, aujourd’hui ce sera plutôt un hâbleur… Il est toujours question, en fait, d’une condition qui n’est pas essentielle à la capacité à « transformer ». Des gens renfermés se « découvrent », parfois, en quatrième année… La quantité d’architectes qui ont découvert l’architecture une fois architecte est colossale ! Je ne pourrais donc pas sélectionner a priori, mais par le travail. Pour ce qui concerne le numerus clausus, une École doit avoir la possibilité d’accueillir les gens qui veulent y entrer. C’est mon point de vue. La notion de sélection doit donc être minorée : pour celui qui ne sait pas écrire, pour celui qui n’a absolument aucun sens de la synthèse, il y a tout de même quelques moyens de le détecter. En ce cas, on ne sélectionne pas les meilleurs, on écarte seulement ceux qui n’auront pas les moyens de suivre les cours. L’École doit écrémer. On pourrait améliorer le système d’examen pour approcher une certaine objectivité. L’objectivité est sans doute inenvisageable… Il est question, alors, d’une responsabilité administrative. Il ne faut pas rendre les architectes complices de cet « écrémage ». Une responsabilité administrative… Les 100 premiers… Celui qui se lève très tôt a plus envie…

Même si aujourd’hui, tout le monde se lève tôt…

Pourtant, c’est comme ça, c’est un fait. Je serais donc plutôt pour laisser rentrer tout le monde en créant autant de salles de classe et cours que nécessaire, et, par la suite, imposer un système d’examen très difficile et contraignant. Après une première année, on passerait immédiatement à 120 à 150 étudiants. Le numerus clausus se situerait alors après la première année. Ceci implique une logique d’enseignement de masse, en première année tout du moins. Qui plus est, on peut faire, dans ce système, autant de premières années que l’on veut. La première année permet de vieillir et de distribuer du savoir. Il n’y a pas de formation en première année. On ne fait qu’y distribuer du savoir. La première serait donc une préparation à l’entrée à l’École proprement dite. Un under-graduate, même si cette première année oscillerait bien sûr autour de l’architecture.

Ce système me rappelle un peu la première année des Beaux-Arts, à l’issue de laquelle on passait le « concours »…

Oui, mais c’était un concours… Le dessin dominant tout, l’idéologie et la pensée étant absente, la lecture proscrite, sur quoi se basait l’examen ? Là, ce n’est pas la même chose… La bibliothèque serait le centre de l’établissement. Dans cette École que j’entrevois, la bibliothèque serait le « temple des temples »… Une bibliothèque où l’on trouverait tout. Une École d’architecture est avant tout une bibliothèque, Je ne parle pas de celle dont nous disposons à Belleville avec ses petites pièces… Cette bibliothèque devrait être un lieu de vie, un lieu où l’on apprécie de séjourner. La première année serait essentiellement l’occasion d’entrer en contact avec l’imagerie architecturale par le biais de cette bibliothèque. C’est fondamental. L’entrée en seconde année serait donc filtrée par le biais de ce « numerus clausus », de cet examen très difficile. On retrouve là, malgré tout, une question que je refuse également, le « pro-rata » : il y a 30 enseignants, il y a 150 étudiants, il y a donc 5 étudiants par enseignant… C’est une grosse catastrophe. Un futur architecte doit être, depuis sa plus tendre enfance, c’est-à-dire depuis sa deuxième année, capable de choisir, donc choisir son enseignant. Le biais que j’ai utilisé pour contourner ce problème a été de fonder un groupe. Les gens ne choisissent donc pas une personne. Ils choisissent un groupe et un type d’enseignement. C’est déjà un progrès, un choix plus facile à opérer et moins « démiurgique » en fin de compte. C’est très important. Un étudiant qui n’a pas choisi son enseignant est un étudiant malheureux, qui ne travaille pas correctement, et qui va avoir une vision négative de l’enseignement qui lui est transmis. Un enseignant qui n’a pas d’étudiants est un enseignant qui, au bout d’un certain temps, sera aigri. Il faut donc trouver le moyen d’éviter qu’un bon enseignant souffre du manque d’étudiants parce que la structure de l’École ne permet pas de clarifier l’intérêt de ce qu’il enseigne. À ce sujet, le quarterly serait très efficace et permettrait aux étudiants de faire réellement connaissance avec les enseignants et choisir sur des critères objectifs, fondés sur la valeur d’une pédagogie et non sur le nombre de bâtiments construits. Aujourd’hui, Jean Nouvel, dont on ne sait pas s’il serait un bon ou mauvais enseignant, remporterait immédiatement les suffrages des étudiants… Dans les écoles anglaises on a éradiqué ce travers en imposant à chaque étudiant de ne pas rester plus de 6 mois avec le même enseignant. Cela oblige l’enseignement anglais à fractionner, sur 6 mois, sa progression. L’enseignant est alors obligé de traiter les « simultanés » et de mener à bien un projet complet et abouti sur 6 mois seulement. Cela implique une incapacité à traiter une pédagogie sur le long terme, cela fractionne l’enseignement pour en faire une somme d’enseignements additionnés ne permettant pas de dégager une ligne pédagogique globale.

Il est donc nécessaire de trouver un juste milieu entre la possibilité de choix et la cohérence d’un cursus…

Voilà. Je pense qu’il faut un choix, mais c’est à l’École de donner toutes les chances à un étudiant pour que le choix des étudiants soit basé sur des critères plus objectifs. On devrait rendre, par exemple, systématiques les expositions de travaux au sein de locaux destinés à cet usage ; des locaux pouvant conserver un certain temps ces expositions. Moi, je ne peux rien laisser nulle part parce que les locaux que j’occupe sont occupés par d’autres durant le reste de la semaine. C’est donc exclu. L’École doit protéger les enseignants. Aujourd’hui, ce sont les enseignants qu’il faut protéger. Il faudrait, par exemple, éviter de placer deux cours intéressants à la même heure, éviter d’imposer des horaires, rendre moins rigides les cursus…

Qui gère ces problèmes ?

Malheureusement, c’est le Directeur. C’est pour ça que nous pensons que le Directeur d’une École devrait aussi être architecte. L’autonomie pédagogique n’est pas la plage horaire d’occupation d’une salle mais plutôt ce que l’on fait dans cette salle, même si, ensuite, la protection de l’autonomie pédagogique est du ressort de la Direction dans le sens où cette salle-là doit avoir un éclairage naturel, doit être ventilée, doit offrir une chaise à l’étudiant. De même, la Direction doit veiller à ce que les voix contraires puissent s’exprimer avec les mêmes moyens. Certains enseignants ont besoin d’un meilleur équipement que d’autres : photographie, atelier de maquettes… C’est à l’École de veiller à le leur fournir. Même si, moi, les moyens sophistiques ne m’intéressent pas : tout intermédiaire électronique entre mon œil, ma main et le tableau noir est absolument sans intérêt. Certains sont des conteurs fabuleux et, à l’aide de diapositives, peuvent vous faire voyager. Ceux-là ont alors besoin d’une salle de projection adaptée. Je crois beaucoup plus au fonctionnement souple et à la prise en compte des besoins des enseignants. Moi, j’aimerais bien avoir un studio dont je connais déjà la forme… J’ai étudié dans ce studio. Les tables sont à l’entrée, ensuite on trouve des chaises, près du tableau. On peut donc donner un cours pendant que les étudiants font avancer leurs projets dans le fond de la salle. Des projets dont on peut donc simultanément contrôler l’avancement. Derrière le tableau se trouve une vitrine qui sépare la salle des profs de la salle de cours. Cette salle des profs comporte des espaces de rangement pour conserver les maquettes et les projets. La salle est traversée dans sa largeur par un axe Nord/Sud. Cette structure permet la représentation et les expositions de projets. Elle met en relation l’individu, le groupe et l’enseignant avec l’enseignant au fond de la salle. Cette organisation exprime immédiatement la hiérarchie sociale, elle permet l’apprentissage de l’espace, l’expression de la dimension communautaire… Certaines choses n’ont pas besoin d’être expliquées… Cette organisation exprime aussi la responsabilité de donner une note. Donner un note, écrire un texte, fixer le programme, tout cela se passe là… Si on est fâché, c’est là que l’on jette les pots de peinture… C’est représenté. L’autorité est là… Voilà. C’est une École.


1 CEAA : Diplômes inter-écoles institués à l’issue de la Réforme Duport (1984), les Certificats d’Études Approfondies en Architecture ont pallié la destruction du 3e cycle tel qu’il avait été mis en place dans les Unités Pédagogiques de l’après-68. Certains, en fusionnant, ont donné naissance à des DEA (comme le DEA « Le projet architectural et urbain » qui rassemble des enseignants des Écoles de Paaris-Belleville, Paris-Villemain, Paris –La Villette, Versailles et de l’Institut Français d’Urbanisme) tandis que d’autres s’orientent vers des associations ou co-habilitations permettant la création de DESS (comme le DESS « Villes, architectures, patrimoines : Maghreb et Proche-Orient » qui rassemble des enseignants des Écoles de Belleville, Versailles, La Défense, La Villette et de Paris X-Nanterre)

2 En fait le bulletin de l’AA, appelé « Events List » -- hebdomadaire --, sortait le samedi matin et comportait les horaires et les salles des cours ainsi que les conférences, etc. de la semaine. Et c’est le C.E.R.A. qui a repris la maquette lorsqu’il a édité son propre bulletin mensuel, hérité par le service presse de l’I.F.A. lors de la disparition du C.E.R.A., avant que la maquette ne soit modifiée vraisemblablement lorsque l’I.F.A. a quitté la rue de Tournon. (note du blog).